Au cœur du luxe en Inde

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La diversité des profils de consommateurs, des ménages de Chennai férus d’or aux fondateurs de start-ups de Bengaluru, crée un marché du luxe en plein essor que les marques mondiales ne peuvent se permettre d’ignorer.

L’Inde n’a jamais occupé une place aussi importante dans les discussions commerciales et culturelles mondiales. Avec une population qui dépasse désormais celle de la Chine, une classe moyenne en pleine expansion et influente, et un soft power qui s’étend des conseils d’administration des entreprises aux icônes de Bollywood, le pays donne le ton pour la prochaine décennie. Le marché du luxe, évalué à 7,74 milliards de dollars en 2023 par Kearney, devrait approcher les 12 milliards de dollars d’ici 2028, une croissance qui dépasse celle de nombreux marchés établis. L’Inde n’est plus un marché à l’horizon ; il est devenu impossible de l’ignorer.

Pour les marques mondiales, l’Inde représente une opportunité extraordinaire de se connecter avec une nouvelle classe de consommateurs avertis. Pour les marques indiennes, c’est une scène où elles peuvent partager leurs histoires avec le monde entier.

Au cours de la dernière décennie, j’ai eu le privilège de passer du temps avec des entrepreneurs, des designers, des éditeurs, des créatifs, des détaillants, des développeurs et des investisseurs qui façonnent ce marché au quotidien. Chaque conversation m’a révélé une nouvelle facette de sa complexité et de son potentiel. Il est clair qu’il n’existe pas un seul type de consommateur indien de luxe, mais plutôt plusieurs Indes, chacune avec ses propres rituels, préférences, traditions et passions.

La perspective des « multiples Indes »

Le marché du luxe en Inde est loin d’être monolithique. Au lieu d’un « consommateur indien » unique, on observe une mosaïque d’archétypes façonnés par la géographie, la tradition et les aspirations. De l’extravagance liée aux mariages à Delhi et Jaipur à la richesse alimentée par la technologie à Bengaluru et Hyderabad, des ménages centrés sur l’or à Chennai aux adeptes du bien-être à Goa, chaque segment reflète une manière différente de vivre, d’afficher et de désirer le luxe. Ces archétypes, ancrés dans le patrimoine mais ouverts à l’influence mondiale, offrent aux marques une feuille de route pour naviguer dans la complexité du marché du luxe qui connaît la plus forte croissance au monde.

Les mariages indiens : le summum du luxe

S’il y a un domaine dans lequel le luxe indien diffère le plus nettement de celui de l’Occident, c’est bien celui des mariages. Peu de gens le savent mieux que Tarun Tahiliani, célèbre couturier indien et l’un des commentateurs les plus perspicaces en matière de patrimoine et d’artisanat.

« En Inde, le mariage est tout… nous n’avons pas de galas, d’inaugurations de musées ou d’opéras », explique-t-il. « Les véritables dépenses concernent les multiples fêtes qui accompagnent les mariages indiens. Sérieusement, elles sont de plus en plus grandes et extravagantes. »

Des vêtements aux bijoux en passant par les montres et les voitures, tout ce qui peut être acheté, offert ou montré lors d’un mariage représente un marché considérable, ajoute-t-il.

En Inde, le mariage est tout. Nous n’avons pas d’inaugurations de gala,
d’inaugurations de musées ou d’inaugurations d’opéras.
Tarun Tahiliani, couturier

« Le type de nourriture servi, le type d’alcool servi, je ne pense pas qu’il existe quoi que ce soit de similaire dans le monde entier », dit-il. Le reste du temps, cependant, les Indiens ont tendance à être plus décontractés. « Ils ont tendance à s’habiller de manière plus décontractée pendant la journée et à dépenser davantage le soir, où ils portent ces accessoires pour des occasions spéciales. »

Cette préférence se traduit par un impact économique énorme.

« Le marché du mariage représente des centaines de milliards. Le code vestimentaire est strictement traditionnel indien », explique Tikka Shatrujit Singh, président de JMC Partners et conseiller de longue date de LVMH.

Cependant, si la tenue de la mariée reste résolument indienne, M. Singh souligne que l’écosystème autour de ces célébrations est largement ouvert au luxe mondial. Chaussures, sacs, montres, produits de beauté, voyages, bagages, voire champagne : tout devient un terrain de jeu pour les marques internationales.

Le patrimoine comme identité

Outre les mariages, le patrimoine lui-même stimule la consommation. Dans des villes comme Jaipur et Lucknow, les consommateurs attachés au patrimoine se tournent vers des joailliers comme Gem Palace ou Viren Bhagat et des créateurs comme Anita Dongre, tout en achetant également des articles Valentino.

« Le luxe est profondément ancré dans le patrimoine : nos créateurs, joailliers et conservateurs de textiles perpétuent des siècles d’artisanat », explique Supriya Dravid, ancienne rédactrice en chef d’Elle India et d’Ajio Luxe et fondatrice de SD Advisory.

Il ne s’agit pas de nostalgie. Pascal Monfort étudie l’esprit culturel émergent depuis plus de 20 ans. « La tradition et le patrimoine n’ont jamais été aussi à la mode », dit-il. « Les jeunes créateurs indiens embrassent fièrement leurs racines, fusionnant les traditions culturelles avec des silhouettes contemporaines et des influences mondiales. » Ici, le patrimoine est une force vivante, à la fois identité et aspiration.

Élite politique/économique vs Sud riche en technologie/centré sur l’or

Delhi et Chandigarh restent les bastions des familles politiques et des dynasties commerciales, où les marques de luxe européennes classiques telles que Hermès, Rolex et Bentley côtoient des maisons indiennes telles que Raghavendra Rathore et Forest Essentials. Ces consommateurs sont moins influencés par les tendances que par l’héritage, la discrétion et les réseaux d’influence. Ce segment privilégie les classiques ainsi qu’un luxe un peu plus discret.

Pendant ce temps, à Bengaluru et Hyderabad, l’essor de la richesse technologique a donné naissance à un archétype de consommateur distinct. Les signes extérieurs de leur statut sont indéniables : les derniers appareils Apple, les vêtements sur mesure Brunello Cucinelli, les valises Rimowa et désormais même les Tesla. Pendant leur temps libre, ils se tournent vers la scène mode indienne, très dynamique, soutenant les créateurs émergents aux côtés des grands noms internationaux.

Pour les jeunes professionnels et les fondateurs de start-ups, le luxe est à la fois un langage international et une source de fierté locale.

« Il y a de l’argent frais qui provient des technologies, des licornes, des soins de santé et des banques d’investissement », explique Tikka. « Ces jeunes fondateurs ont fait leurs études en Occident, sont mobiles et connaissent les marques. »

Leur ascension ne fait pas que déplacer le centre de gravité en Inde, elle élargit également le marché pour les maisons occidentales désireuses de capter cette nouvelle vague de richesse.

Plus au sud, à Chennai et Kochi, le luxe conserve son lien séculaire avec l’or et les rituels. Cartier et Omega partagent l’espace avec des bijoutiers familiaux tels que GRT et Kirtilals, et des maisons de soieries telles que Nalli. Ces consommateurs incarnent le luxe comme un héritage et une continuité : un segment moins susceptible de courir après les logos, mais profondément attaché à l’artisanat et à la valeur.

Entrepreneurs mobiles à l’échelle mondiale

Un autre archétype en plein essor est celui de l’entrepreneur mobile à l’échelle mondiale, que l’on trouve non seulement à Bengaluru et Hyderabad, mais aussi de plus en plus dans les villes de deuxième rang.

« Les villes de deuxième rang abritent des consommateurs riches et bien connectés qui aspirent à être considérés comme les égaux des habitants de Mumbai et Delhi, allant parfois jusqu’à surcompenser en investissant dans des produits haut de gamme », explique M. Monfort.

Leur importance va au-delà de la richesse. « Les villes de deuxième rang attirent également les étudiants, les jeunes et, par conséquent, de nombreux talents et créatifs », ajoute-t-il. « Les villes de deuxième rang les plus importantes jouent un rôle crucial, en particulier dans l’activation des marques. Elles peuvent accélérer l’adoption des marques tout en reflétant un engagement sincère envers la culture indienne à l’échelle nationale. »

Supriya Dravid souligne cette dynamique : « D’ici 2030, des marchés tels que Surat, Ludhiana, Kochi, Indore et Jaipur émergeront comme des moteurs de croissance, riches en liquidités, mobiles à l’échelle mondiale, mais profondément ancrés dans les rituels. »

Ce qui distingue ce segment, c’est sa capacité à fusionner les influences.

« La culture vaste et diversifiée de l’Inde offre un avantage unique : elle peut être réinterprétée et mélangée de manière transparente avec les tendances mondiales, créant ainsi des expressions nouvelles et pertinentes », ajoute Monfort.

Il en résulte un consommateur et un écosystème créatif à cheval entre deux mondes : ambitieux, exposé à l’international et désireux de revendiquer sa place aux côtés des métropoles, tout en s’appuyant sur les traditions qui ancrent son identité.

Courants croisés : jeunesse et bien-être

Les plus jeunes consommateurs de luxe en Inde, des créatifs urbains de Mumbai, Delhi et Bengaluru, passent facilement de Balenciaga à Amiri, tout en soutenant des créateurs locaux tels que Dhruv Kapoor et NorBlack NorWhite. Pour eux, le luxe est ludique et unique.

Dans le même temps, un archétype axé sur le bien-être se cristallise dans les villes de niveau 1 et 2 telles que Goa, Bengaluru et Rishikesh. Comme l’explique Anjali Mehta, fondatrice de Verandah : « Je définirais le client axé sur le bien-être et le style de vie comme vivant principalement dans les villes urbaines de niveau 1 et 2… les jeunes urbains âgés de 25 à 55 ans. »

Ce consommateur est façonné par un mélange de rituels quotidiens et d’expériences de destination.

« C’est presque comme un circuit de bien-être, pour ainsi dire », explique Mme Mehta. « Les gens aiment partir en retraite bien-être, et c’est devenu une activité pour les filles, pour les couples, et de plus en plus de jeunes cherchent à le faire aussi. Des programmes SoFit et des clubs de course matinale aux vacances spa à Ananda, Six Senses ou Chiva Som, le bien-être n’est plus une escapade ponctuelle, mais un mode de vie intégré.

Pour cet archétype, mode et fitness sont indissociables.

« Les clients d’Alo Yoga, de Lululemon et de Nike sont très dynamiques », explique Mehta, en évoquant le marathon réservé aux femmes organisé par Nike Women, qui a réuni 8 000 participantes. « Les gens sont désormais beaucoup plus conscients que le bien-être est un parcours et non une destination, et cela fait désormais partie de leur mode de vie. Ils sont prêts à dépenser beaucoup plus d’argent pour leur santé. »

Il en résulte un nouveau langage du luxe où Lululemon et Alo Yoga rencontrent Kama Ayurveda et Ananda dans l’Himalaya, où les terrains de pickleball et de paddle côtoient les spas. C’est une culture de longévité, de soins personnels et de communauté, qui allie les marques mondiales à l’authenticité locale.

Plusieurs Indes, un seul avenir

Ces dernières années, les grandes maisons internationales se sont tournées vers l’Inde avec une ambition sans précédent. Chanel, Dior et Ralph Lauren ont tous mis en place des expériences très médiatisées conçues pour s’adresser directement aux consommateurs indiens.

Pourtant, les activations spectaculaires ne suffisent pas. Comme le dit Tikka Shatrujit Singh de JMC Partners, « l’Inde est un marché relationnel. Les relations sont fondamentales : avec le gouvernement, avec la presse, avec les stars, avec les familles royales. »

Ici, le succès ne s’obtient pas grâce à des campagnes rapides, mais grâce à la confiance établie au fil du temps.

Dans le même temps, le luxe indien s’est développé à l’étranger avec la même vigueur. Sabyasachi a ouvert son premier magasin phare américain à New York, dans le quartier de Soho, Beyoncé a porté des créations de Gaurav Gupta lors de sa tournée Renaissance, Rahul Mishra s’est associé à Tod’s Factory et Kay Beauty, fondée par Katrina Kaif, a fait son entrée au Royaume-Uni via Space NK. L’Inde n’est plus un marché périphérique, elle est à la fois une destination et une origine.

Ce mouvement bidirectionnel marque un changement profond : l’Inde ne se contente pas de consommer le luxe mondial, elle en réécrit les codes. Les marques mondiales considèrent désormais l’Inde comme une scène d’influence, tandis que les créateurs et entrepreneurs indiens cherchent de plus en plus à entrer en contact avec les consommateurs du monde entier. Le luxe ne circule plus dans un seul sens, il est désormais co-créé à travers les continents.

Les conversations avec les créateurs, les investisseurs et les détaillants à travers le pays révèlent une constante : il n’existe pas de « consommateur indien de luxe » unique. L’Occident a souvent tendance à réduire l’Inde à un seul marché, mais en réalité, il existe plusieurs Indes, divisées par la géographie, les générations et l’identité culturelle.

Ce qui les unit, c’est leur taille et leur maîtrise du numérique. Avec l’une des populations les plus jeunes et les plus connectées au monde, l’influence de l’Inde sur le luxe mondial sera considérable dans les décennies à venir. Pour les maisons internationales, le succès dépendra de leur capacité à adapter leurs stratégies à des archétypes spécifiques, en alliant héritage, innovation et modernité. Pour les marques indiennes, l’opportunité réside dans l’exportation de leur style unique vers les consommateurs du monde entier.

Les « multiples Indes » façonnent déjà l’avenir du luxe mondial. Les ignorer reviendrait à ignorer la prochaine décennie de croissance.